Le Grand Jeu
Paul Hanost
« Le surhomme est celui qui ne croit à rien et fait croire les autres, ainsi il assure sa domination. Un terrien, Nietszche, a voulu créer ce qui existait bien avant lui, Cela qui est aussi ancien que l'Humanité, les religions, les idéologies, la magie, l’ésotérisme… La guerre est partout" , comme l'enseigne Sun Tzu, un autre terrien, l'art de la guerre est fondé sur la duperie.
Telles étaient les paroles que Dereng adressait à Ongour hraan, à ses officiers et aux jeunes pages de sa suite. Tous connaissaient la Terre et sa culture, ainsi que le culte anxiogène du dieu El.
Les Sharkas vivaient à bord de cités errantes qui dérivaient dans l'espace. Ils avaient tous le faciès plat, large, triangulaire, les yeux obliques et les pommettes hautes du Peuple d'Or. Un fin duvet, soyeux, nimbait d'une fauve splendeur leurs corps élancés. Sans que nul ne s'en doute, un immortel se tenait parmi eux.
Celui qui se faisait appeler Dereng se déplaçait toujours avec une suite de vingt guerrières à demi nues qu'il avait dotées elles aussi de la jeunesse éternelle.
Sur cet astronef géant, vaisseau amiral du peuple bara dont le nom servait parfois à désigner tous les hommes félins, il passait pour un obscur chef de clan de Sharkgol venu demander l'alliance de la nation bara, et il n’avait cité Nietzsche et Sun Tzu qu’afin de tester le hraan Ongour.
Les dignitaires sharkas aux habits de soie brochée, qui coiffaient des bonnets pointus et buvaient du lait fermenté dans des coupes d'argent ouvré, comme les jeunes pages, à demi-nus écoutaient maintenant Dereng évoquer le péril humain.
« Böri a vaincu la Terre et la Terre récidive. Badalma le Précieux, mon suzerain, veut mettre un terme définitif aux conquêtes et au prosélytisme des Terriens. Celui-ci est imprégné du racisme le plus dangereux : celui qui hait les différences et les particularités, qui exige partout l’uniformité.
Dereng se tut et laissa la place à un barde, joueur de dombra. La fête commença et pour sceller l'alliance, on mit à la torture un très jeune guerrier sharka du peuple tonga dont le crime était de s'être faussement converti au culte d'El et d'avoir combattu au service du hraan Padshay, allié des Terriens. Il portait un œil tatoué sur le front, symbole d'omniscience. On lui brûla les doigts et les orteils avant de le pendre par les aisselles, les bras liés derrière le dos. Chacun vint le caresser avec une alène rougie au feu, d'abord à la plante des pieds dont seuls les orteils touchaient le sol. Tout au long de son martyre, le jeune ennemi ne laissa pas échapper une plainte et il défia même ses bourreaux en chantant "les monts bleus lointains ».
Pendant ce temps, Sabsou, cent et unième clone de Dereng, avait été désigné pour être le messager. Le message avait été implanté dans son cerveau par hypnose, et il allait le délivrer au hraan du peuple gendou sur la planète voisine. Son fin pelage ambré était couvert de sueur et il haletait de fatigue. Il venait de donner du plaisir à son maître, qui aimait davantage les jeunes hommes que les robustes guerrières de sa garde. Il sauta dans un cercle translateur et, au terme d'une chute vertigineuse dans le ténébreux couloir immatériel qui trouait l'espace-temps, fut dans une caverne. Il sortit et but l'eau d'une rivière bordée d'arbres cierges, au creux de ses mains, puis rafraîchit en nageant son corps presque nu.
Un vieux nomade, envoyé de Manijab attendait l’envoyé. Sabsou le suivit.
Manidjab, le hraan gendou, ne savait rien des immortels. Dans la fraternité universelle, il était un Frère Sacrifiable qui devait s'engager en matière politique. C’était un simple pion sur l'échiquier des Maîtres de Toutes les Choses et, dans le fond de son cœur, Sabsou le tenait pour un pauvre illuminé et il le plaignait. Il se souvenait des paroles de son maître Dereng « Les Frères prétendent soutenir la pensée libre, mais ils ne pensent pas, ils arrière-pensent sans jamais se douter qu'ils sont des jouets ! Dupes les uns des autres en descendant la pyramide des grades, manipulateurs et manipulés, ils ignorent qui tire les ficelles du Grand Jeu. Tous ces soi-disant initiés ont un esprit fanatique et rigide, ils se croient supérieurs : des cerveaux de pierre… »
Sabsou ne savait rien du message, qu'il lui faudrait chanter en état d'hypnose, mais il pensait que Manidjab aurait à affronter les Terriens. Le peuple gendou se contentait de spéculer, avec l'aide de voyants et de télépathes, pour s'emparer insidieusement de l'économie planétaire. Il recrutait aussi de jeunes humains à l’intelligence affinée, futurs créateurs d'idées dont ils flattaient les convictions et les sens, afin de désorganiser la culture des envahisseurs. II fallait, à présent, que Manidjab prenne position en matière politique. Mais quel parti devrait-il soutenir ? Sans doute les Universalistes, imprégnés des idées généreuses qu'affichait la Fraternité.
Sabsou arriva à un premier camp d'éleveurs, baigné par la musique nostalgique des flûtes et des vièles. Dans un autre, de jeunes garçons, demi-nus sur leurs chevaux, s'exerçaient à l'arc sur un néochien attaché à un piquet. C'était des Sharkas aux crins noirs, coiffés en une longue tresse. Le soir tombait, mais on étouffait toujours dans la steppe vibrante de chaleur et l'herbe rêche était presque brûlante sous les pieds de Sabsou. Il y avait eu bataille. Des scalps pendaient aux étendards et une guerrière sharka, écartelée au cadre de torture, saignait de multiples estafilades au milieu d’un cercle de femelles et d'enfants armés de poignards ou d'épingles, ou seulement de leurs ongles rétractiles.
Le néochien bondissait autour du piquet en gémissant, mais les jeunes archers se gardaient de lui accorder une mort rapide, et ils visaient plutôt le sol sous les pattes frénétiques.
Sabsou devinait que deux hordes s'étaient affrontées, dont une servait la cause du pouvoir colonial. Le gouverneur terrien, nommé Randa, avait réussi à diviser les Sharkas, sans doute en dénonçant le népotisme des Bannières et certaines irrégularités dans les Jeux Sacrés.
Le vieux nomade conduisit Sabsou à la grande yourte de Manidjab. Le hraan reposait sur un tapis de feutre. Les éphèbes de sa garde étaient accroupis dans l'ombre, épiant Sabsou d'un œil phosphorescent et serrant très fort leurs armes. Il y avait aussi un chaman, qui étudiait les cours des actions sur un écran virtuel et décelait d'instinct les titres avantageux. C’est lui qui hypnotisa Sabsou.
L’envoyé but docilement la potion du chaman.
« Il y a très longtemps, chanta alors Sabsou, les Sharkas étaient plus puissants qu'aujourd'hui et vos ancêtres étaient des criminels ou des rebelles qui furent exilés sur ce monde. Les princes d'alors vivent toujours, car ils sont immortels. Mon maître Dereng est l'un d'eux et joue comme les autres. »
« Toutes ces guerres, interrogea Manidjab, n'ont-elles d'autre but que le plaisir des seigneurs occultes ? »
« C'est le Grand Jeu. La partie actuelle oppose la Terre à Sharkgol et le gouverneur Randa mène une politique que l'on croit personnelle. Tu es un pion, Manidjab, et lui aussi... Tu dois le rencontrer. »
Le clone ne s'était pas entendu chanter les vers assonants du message et, quand ce fut terminé, le chaman le réveilla en feulant d'une certaine manière.
« Sais-tu ce que tu m’as transmis ? » gronda Manidjab.
« Je ne suis qu'un clone : tu le vois à mon collier, fit Sabsou, je dois servir mon maître et, au besoin, lui donner mon corps pour que son esprit y soit transféré lorsqu'il sera vieux. » Mais comme Dereng était un immortel et un Maître de Toutes les Choses, Sabsou savait qu’il n’avait rien à craindre.
« Eh bien voici ce que tu viens de me dire : La Fraternité Universelle m'ordonne de pactiser avec Randa et de soutenir l'odieux programme du Parti Expansionniste. Es-tu sûr que c'est bien Dereng qui t'envoie ? Prends garde ! Tu vas suivre Senga et assister à la mort honorable et lente de notre ennemie.
Senga, l'éphèbe, empoigna Sabsou, et l’entraîna sur l’aire des supplices.
Des tourmenteuses plongeaient leurs brosses dans un seau de vinaigre et de sel, et en frottaient le corps écorché de la prisonnière, qui laissait entendre un râle sourd.
« Naraa est fière, commenta Senga, elle nous refuse la victoire de ses cris.
Sabsou n'avait pas l'impavidité de Dereng. La vie dans le palais du seigneur, sur Sharkgol, était incertaine. Les clones intriguaient, afin de partager la couche du maître et surtout pour obtenir la jeunesse éternelle. Il y avait des combats rituels et des épreuves de stoïcisme, selon la coutume des Jeux Sacrés qui déterminaient le rang social, mais ils ne servaient qu'à amuser Dereng. Ce dernier aimait en outre à susciter de faux espoirs, c'était la pire torture de son invention. Seules les guerrières avaient toutes droit à son respect et à l'immortalité, il fallait une troupe loyale. Sabsou pensait aussi que Dereng avait tout prévu et que cela faisait partie du jeu. Pour toutes ces raisons, il but docilement la potion du chaman.
« Il y a très longtemps, dit Sabsou, les yeux révulsés, les Sharkas étaient plus puissants qu'aujourd'hui et vos ancêtres sont des criminels ou des rebelles exilés sur ce monde. Le Chronos Léontophore, le Temps porteur du Lion du culte mithraciste, évoque sans doute leur venue sur la Terre et doit prédire leur retour. Dereng m'a aussi parlé, à ce sujet, de Chronos Léontocéphale...I1 y a aussi les légendes mongoles, qui concernent des êtres célestes
A têtes de tigres, et les Yue-tche du Gobi, « la Famille de la Lune » pour les anciens Chinois, ainsi que les Abars, le peuple des tigres… En ce temps-là, je crois, notre race s'appelait seulement Tchirg. Dereng m'a dit qu'il fut un Dieu de la Lune, dans sa jeunesse, en Amérique Centrale ! Les princes d'alors vivent toujours, car ils sont immortels. Mon maître Dereng est l'un d'eux et joue comme les autres. »
« Toutes ces guerres, demandait Manidjab, n'ont-elles d'autre but que le plaisir des seigneurs occultes ? »
« C'est le Grand Jeu. La partie actuelle oppose la Terre à Sharkgol et le gouverneur Randa mène une politique que l'on croit personnelle. Tu es un pion, Manidjab, et lui aussi... »
Il n’y avait plus, dans la yourte, que le hraan, le chaman et le clone. Manidjab évoqua sa jeunesse. Un jour, quelqu'un lui avait demandé ce qu'il pensait de l'intolérance. « C'est la plus grande folie, avait-il répondu, car elle apporte finalement la mort tant à sa victime qu'à son auteur. » Ainsi était-il entré dans la Fraternité Universelle, pour être son instrument en croyant d'abord lutter contre le fanatisme. Mais il aimait son peuple, les Gendous, et craignait de le voir immoler sur l'autel de ténébreux desseins. Allait-il obéir, cette fois encore ? Le gouverneur Randa considérait les non-humains comme des animaux, et il avait fondé le Parti Expansionniste pour les dominer complètement.
Manidjab, pour finir, décida de le rencontrer. Ils étaient tous deux à cheval, comme il sied à des princes, et les bannières de leurs gardes respectives claquaient au vent. Il neigeait, Manidjab suait sous ses fourrures et enviait la légère combinaison isothermique du gouverneur.
« Mon cher Manidjab, dit celui-ci en francien, je sais que vous avez reçu un message de Dereng et j'ai été aussi contacté par lui. Je veux être franc, même si la vérité est rarement utile en politique : j'en ai assez de notre petite guerre.
« Mais c’est vous qui avez fondé Parti Expansionniste ! Quel est son rôle, alors ?
Randa laissa échapper un ricanement :
« Divertir la populace et notre commun maître Dereng. La multitude a besoin de croire, l'ordre d'une société repose sur le dévouement aveugle de ses membres subalternes.
« Le Grand Jeu... grommela le hraan, écœuré. Il ne voyait soudain plus dans la Fraternité Universelle qu'une secte d'illuminés et d'escrocs.
« J'obéirai aux ordres de Sargol, et nous allons faire alliance contre la Terre. Officiellement, la Terre a trahi la cause humaine en accordant des droits civiques aux animaux modifiés. C'est là le plus grand péril ! L'homme doit être maître et possesseur de la nature.
Manidjab ôta son bonnet rond pour en secouer la neige, en fait il se donnait le temps de réfléchir.
« D'accord pour l'alliance, mais tenons-nous à l'écart de la grande guerre. J'exige la dissolution du Parti Expansionniste, comme gage de paix.
« Vous rêvez, Manidjab. Les peuples ont besoin de jouer au Grand Jeu, dit le gouverneur, ne serait-ce que pour leur occuper l'esprit. Rien n'est plus dangereux qu'un esprit oisif ! Il leur faut croire et haïr... Ce n'est pas sans raison que les robes noires, répètent divido ut imperes.
Dans la yourte d'hôte, Sabsou se laissait griser par les caresses d'Ourouma, une concubine que lui avait prêtée le conseiller juridique humain du hraan. Le clone lui plaisait. Ourouma taquinait Sabsou du bout de ses ongles rétractiles. Mais l’envoyé, épuisé, tendit la main vers une coupe de lait de jument fermenté. Il avait envie de parler.
« Chaque doctrine est un leurre, dit-il. Mieux vaut vivre pour soi-même et dérober son bonheur à l'existence. Il y a tant de vérités qu'il est impossible d'en croire une seule. Puisque rien n'est vrai, tout est permis, à condition de rester prudent et discret. S'engager, c'est mettre sa tête sur le billot... Pauvre Manidjab !
Sabsou regretta aussitôt ces paroles téméraires. Il n'y avait pas de plus grande faiblesse, pour un Sharka, que de dévoiler ses sentiments ou ses idées. Mieux valait afficher ceux de tout le monde, avec prudence et discernement... La fille, cependant, ne rit pas. Au contraire, elle semblait touchée par cette marque de confiance. Ourouma, qui était instruite par son maître et sans illusion, lui répondit ainsi : « L'unique but de la vie est de fuir la souffrance et la douleur, tout en recherchant si possible le plaisir et le bien être personnel »
Elle ajouta : « L'égoïsme est l'antichambre du bonheur. »
En conséquence, elle poursuivit ses implacables caresses jusqu'à ce que Sabsou la fasse rugir d'extase. C'était le meilleur des jeux et Sabsou trouva une force nouvelle dans la fureur de leurs corps.
Plus tard, il serait toujours temps de penser au retour.
FIN